Penser le Paradigme Africain avec Pierre Mutunda Mwembo
Jean Willy Biayi
- Institut Supérieur Pédagogique de Mbujimayi
Résumé
Le numéro spécial, composé pour Pierre Mutunda Mwembo à l’occasion de son admission à l’éméritat, essaie – selon la coutume- de rencontrer l’une des préoccupations de celui à qui nous rendons hommage.
Aussi, avons-nous choisi de produire ce texte impulsé par sa pensée et ses intuitions dans le domaine de la prospective, lequel à notre humble avis, n’occupe pas la dernière place de ses préoccupations en fait de philosophie voici bientôt cinq décennies. Ce qui témoigne de la durée de l’intérêt et de l’intensité de sa passion pour la recherche et l’enseignement sur le sujet. Un pari très risqué !
Il était difficile de faire mieux en guise d’hommage que ce qui se fait traditionnellement. Sauf à se répéter. Aussi, avons-nous préféré procédé autrement : éviter de faire des recherches sur ce que le maître a dit et écrit, autrement dit, éviter de chercher ce qu’il a déjà trouvé. Mais nous servir de lui en qualité de réflecteur.
Cette monographie est offerte par notre revue, les Cahiers de la Recherche Interdisciplinaire des Sciences (CRIS) à Pierre Mutunda, le président de son conseil scientifique, professeur émérite à l’université de Kinshasa, docteur en philosophie. Dans les traditions universitaires, ce genre des textes réalisés en l’honneur d’un professeur des universités est la forme la plus solennelle de l’hommage que la communauté de ses collègues, étudiants et amis lui rendent.
Le fil conducteur qui parcourt son œuvre, ambitionne de souligner l’apport précieux de l’enseignant auprès de la communauté philosophique internationale, par des contributions et des intuitions nouvelles, pertinentes, sur un sujet aussi précis que complexe qu’est le domaine de la prospective. D’où le titre : Penser le paradigme africain avec Pierre Mutunda Mwembo.
La multiplication des crises : géopolitique, sanitaire, économique, sociale, environnementale retient toute notre attention. Elle témoigne de notre imprévoyance collective et nous contraint à concentrer nos moyens sur notre seule adaptation aux urgences au détriment des investissements que requiert la construction de l’avenir. Cet ouvrage explique pourquoi la prospective est plus nécessaire dans sa double dimension : « que peut-il advenir ? » et celle de l’action « que pouvons-nous faire ? ».
Il vise à montrer l’utilité de la veille stratégique dans la prospective comme instrument des futuribles (futurs possibles) et de l’anticipation, au profit de la décision et de l’action, de l’élaboration de visions à long terme, de politiques et de stratégies nous permettant d’être acteurs dans la construction du futur. Son objectif est d’expliquer quand, comment et pourquoi la prospective s’est développée, de préciser les concepts en usage, les philosophies qui les sous-tendent, les instruments opératoires, leurs vertus et leurs limites.
Son ambition est également de permettre aux lecteurs de s’approprier de façon pragmatique les méthodes et les pratiques de la prospective de sorte qu’ils puissent se représenter en quoi consiste une démarche de prospective ainsi que les différentes manières de l’organiser et de la conduire. Sans y décrire en détail les différentes méthodes, cette publication entend permettre aux lecteurs qui le désirent, de se familiariser tant soit peu avec ce qu’est la prospective et leur montrer en quoi elle peut être utile dans la conduite de leurs actions.
Un état des lieux de la situation actuelle de l’Afrique en plusieurs domaines constitue le socle où est appelé à s’ériger le paradigme africain. Ce paradigme décrypte les faiblesses, les forces et les opportunités de l’Afrique actuelle et, par anticipation, scrute les contours d’une Afrique en gestation, s’efforce d’en indiquer les lignes directrices et d’en prévoir les outils efficaces d’action.
Ce paradigme africain a le mérite, après avoir analysé certains évènements passés et présents, de relever des tendances, avant d’effectuer des prévisions sur leur évolution dans le futur. Sa spécificité consiste à prendre le recul nécessaire pour faire face aux enjeux et anticiper les évolutions en sortant de la coquille théorique pour se lancer à l’écoute de la société africaine, descendre sur le terrain, frotter le savoir à la réalité et ainsi passer à la pratique.
Le propre du paradigme africain est de se ressourcer au grenier des leçons de l’histoire générale de l’Afrique, de prendre la mesure des enjeux de l’heure et d’orienter l’esprit vers des solutions souhaitables et efficaces, favorables à l’épanouissement de la destinée de l’africain.
Rendre justice à l’ensemble de la carrière du professeur émérite Pierre Mutunda n’est pas un travail aisé. Néanmoins, notre tentative a pris le risque de remplir cette tâche à merveille. Ainsi, nous célébrons avec émotion et respect le chercheur, l’enseignant et le maître.
Introduction
Est-il encore besoin de rappeler que « L’avenir ne se prévoit pas; [qu’] il se construit », selon la célèbre formule de Maurice Blondel ? Que la principale raison d’être de la prospective n’est donc pas – ne peut pas être – de prévoir le futur mais, plus humblement, d’essayer d’en être des artisans plutôt que de simples spectateurs, sinon des victimes. Il y a de fait une différence fondamentale de nature entre le passé et l’avenir. Le passé est le domaine des faits accomplis, ceci n’excluant pas qu’il donne lieu à d’âpres controverses sur les différentes manières de l’interpréter, d’en raconter l’histoire. L’avenir, en revanche, n’est pas prédéterminé, déjà fait. Il est donc, par essence, imprévisible, ouvert, une pluralité de futurs possibles (les « futur-ibles »), qu’aucune méthode miracle ne saurait nous permettre de défricher avec certitude. Faut-il pour autant renoncer à toutes les tentatives d’exploration de ces futurs possibles, nous contenter d’essayer à chaque instant de nous adapter aux circonstances, alors même – nous le savons bien – que la flexibilité totale est un leurre, que l’on ne saurait virer de bord instantanément en fonction des évènements ? Certainement pas, et ceci au moins pour deux raisons.
La première résulte du fait qu’en l’absence d’anticipation, les acteurs se trouveraient en permanence acculés à gérer les urgences et donc privés de véritable latitude d’action : les circonstances prendraient alors, en quelque sorte, le pouvoir sur ceux qui, en dépit de leur fonction de stratèges, se retrouveraient privés de toute liberté de manœuvre, acculés par les événements à fuir ou simplement à essayer de s’adapter à une situation dont ils ne seraient plus maîtres mais esclaves. Des esclaves d’autant plus démunis qu’en l’absence d’anticipation, ils n’auraient pas les moyens de réagir efficacement aux circonstances. Il nous faut, en effet, faire notre deuil de l’illusion suivant laquelle, en fonction d’une conjoncture incertaine, nous serions capables instantanément de nous adapter et aurions les moyens, aussi bien humains que techniques, de relever les défis auxquels nous risquons d’être confrontés.
Ainsi, pour prétendre être un tant soit peu acteurs d’un avenir à construire, nous devons faire preuve de vigilance et d’anticipation. Encore faut-il également que l’acteur soit animé par un projet, capable donc de se forger une représentation d’un avenir souhaitable qui confère un sens et une cohérence à ses actions. Et ceci constitue la deuxième raison d’être de la prospective, du moins telle que nous même la concevons.
1. Sur la notion de prospective
La prospective est à la mode. Il s’agit de plus en plus d’un concept « fourre-tout » recouvrant des pratiques fort différentes. Nous nous efforcerons donc en premier lieu de définir brièvement ce que recouvre ce terme en utilisant une métaphore certes simpliste mais qui est, à nos yeux, très éclairante. Nous sommes tous un peu dans la position d’un navigateur qui, normalement, dispose sur son bateau de deux instruments dont les fonctions sont différentes et complémentaires. Le premier est la vigie; le second est le gouvernail. La fonction de la vigie est, autant que possible, d’alerter le capitaine sur le vent qui se lève, le récif qui se dresse, la conduite des autres bateaux navigant sur le même océan… En bref, d’essayer de déceler l’iceberg avant que le Titanic ne le percute. C’est une fonction d’alerte précoce qui exige une grande largeur de vue en même temps que beaucoup de discernement afin de ne pas sonner l’alarme à tout bout de champ, ce qui lui ferait perdre toute sa crédibilité vis-à-vis du capitaine.
La vigie se doit d’être ni trop proche, ni trop éloignée du centre de décision, car trop proche du décideur, elle risque fort d’être instrumentalisée par sa propre manière de voir, et trop éloignée, elle risque de prêcher dans le désert, de ne pas bénéficier de la confiance nécessaire du stratège, alors sourd aux signaux, a fortiori à ceux qui contredisent sa manière spontanée de voir. Cette fonction de veille qui doit porter à la fois sur l’environnement extérieur de l’organisation et sur l’organisation elle-même, rejoint pour une part ce que d’autres aujourd’hui qualifient « d’intelligence stratégique », bien que, derrière ces mots, se cachent des pratiques extrêmement diverses. Dans notre esprit, la vigie a une fonction essentielle, qui est d’essayer de discerner dans la situation actuelle ce qui relève, d’une part, de phénomènes conjoncturels, anecdotiques, qui feront éventuellement « la une » des médias, d’autre part, de faits révélateurs, symptomatiques de ce que l’on qualifiera de tendances lourdes ou émergentes, aussi désignés par le terme très en vogue de « signaux faibles ».
C’est à partir de l’identification de ces germes d’avenir, pour autant que la représentation que l’on s’en forge soit pertinente, que l’on pourra ensuite tenter d’explorer le « que peut-il advenir ? », qui correspond à ce que l’on qualifie de « prospective exploratoire ». La prospective exploratoire, qui souvent se traduit par l’élaboration de « scénarios » contrastés, n’a pas d’autre vocation que d’essayer d’illustrer le spectre des futurs possibles. Il existe une pluralité de méthodes pour élaborer de tels scénarios, aucune d’entre elles n’étant parfaitement robuste. Leur vocation commune est simplement d’introduire un peu de rigueur dans une démarche intellectuelle faisant appel à des compétences très diverses.
Il nous faut ici souligner les différentes manières d’élaborer de tels scénarios contrastés et insister, sans entrer dans des querelles de chapelles stériles, sur la différence fondamentale entre les démarches classiques de prévision et celles dont se réclament, sans disposer pour autant de méthodes miracles, les personnes qui entendent se livrer à des démarches prospectives.
2. L’exploration des futurs possibles
La « prévision », quelles que soient les méthodes utilisées, repose essentiellement sur l’extrapolation des tendances observées dans le passé. Elle postule que tout changera toujours de la même manière, au même rythme et dans le même sens. Sa méthode privilégiée est celle des modèles de simulation, construits à partir de la représentation que leurs auteurs se sont formés du fonctionnement d’un « sous-système » isolé de son contexte, des variables qui caractérisent ce sous-système et des relations qu’elles entretiennent. Les prévisions élaborées à partir de tels modèles de simulation sont sujettes à trois limites :
- la première tient à l’hypothèse que toute chose demeure égale par ailleurs et donc que le sous-système étudié se reproduit, se perpétue, de manière autonome par rapport à son environnement, qu’il n’y pas, par exemple, de phénomènes extérieurs qui viennent en perturber le fonctionnement;
- la seconde suppose que le sous-système se reproduit indéfiniment de manière identique sans qu’il y ait des effets de seuil, voire de rupture en termes morphologiques et physiologiques au sein du sous-système considéré, qui l’amèneraient à fonctionner de manière radicalement différente;
- la troisième tient au fait que les prévisions ainsi élaborées sont victimes de l’effet « GIGO » « garbage in, garbage out » : si les hypothèses, d’entrée, sont arbitraires, excessivement subjectives et erronées, les prévisions seront victimes des mêmes travers.
Il faut enfin souligner que lorsque les prévisionnistes présentent différents scénarios, en réalité, ils ne font que présenter une projection médiane, assortie de quelques variantes.
Fondamentalement différente – même si elle peut être complémentaire -est l’ambition des prospectivistes, qui entendent nous mettre en garde contre le danger des extrapolations et essaient de prendre en compte les phénomènes de discontinuité et de rupture, sachant que lesdites ruptures peuvent résulter de facteurs et d’acteurs extérieurs, aussi bien que du stratège lui-même. Plutôt que d’isoler un sous-système et d’essayer d’en simuler le fonctionnement à venir de manière très précise, le parti pris du prospectiviste est d’essayer de prendre en compte l’ensemble de l’environnement stratégique au travers de toutes ses dimensions, son défi majeur étant de ne pas perdre en profondeur d’analyse ce qu’il entend gagner en largeur de vue. Il va alors tenter d’esquisser différents scénarios illustrant, de manière certes caricaturale, le spectre des futurs possibles sur la base de différentes hypothèses relatives à l’évolution des facteurs et à la stratégie des acteurs. Il est important de bien s’entendre sur ce que l’on appelle des « scénarios », ceux-là n’ayant de sens, à nos yeux, que s’ils comprennent trois éléments :
- la base, c’est à dire la représentation que l’on s’est forgée de la situation actuelle au travers de sa dynamique temporelle longue;
- les cheminements, dont l’élaboration est essentielle afin de ne pas confondre les ordres de grandeur et les échelles de temps;
- les images finales.
Prétendre produire quatre images en instantané du monde en 2030 sans expliquer sous l’effet de quels facteurs et de quels acteurs, intervenant à quel moment et sous quelles formes l’on peut aboutir à de telles images, est un exercice peut-être plaisant pour l’esprit, mais sans aucune vertu opérationnelle.
Quelle est l’utilité et quelles sont les limites de ces scénarios sur les futurs possibles ? Leur utilité est de nous alerter sur des développements possibles alors que nous avons encore le pouvoir d’infléchir le cours des évènements et, à défaut, de prendre les mesures adéquates pour nous y adapter. Les limites tiennent au fait qu’aucun de ces scénarios, au demeurant rudimentaires, n’a vocation à illustrer et, a fortiori, à prévoir exactement ce qu’il adviendra au cours des vingt prochaines années, mais qu’il peut au mieux mettre en évidence les enjeux et défis susceptibles d’intervenir au cours de cette période. À quoi servent de tels scénarios exploratoires, sinon à mettre en évidence des défis suffisamment à l’avance pour que les acteurs ne soient pas en permanence asservis aux urgences et aient les moyens d’élaborer une stratégie adaptée pour les relever ? Il ne s’agit plus alors de l’avenir comme territoire à explorer, de vigilance et d’anticipation, mais désormais de l’avenir comme territoire à construire et de l’usage que le capitaine fera du gouvernail.
3. L’avenir, comme territoire à construire
Cette exploration des futurs possibles, si elle est nécessaire à l’exercice du pouvoir, ne constitue cependant qu’un volet de la démarche. L’autre volet concerne l’exercice même de ce pouvoir, les finalités poursuivies et les moyens de les atteindre. Et trois questions se posent à ce stade :
- celle de nos marges de manœuvre, qui dépendront largement de nos capacités d’anticipation, mais aussi des alliances que nous pourrons nouer, de nos forces et faiblesses, des moyens que nous avons d’accroître les premières et de réduire les secondes;
- celle de notre vision d’un avenir souhaitable et réalisable, en d’autres termes, du projet que nous nous assignons, par exemple, à l’horizon 2050;
- celle du compte à rebours des actions qu’il convient dès à présent d’entreprendre pour passer de la situation actuelle à la réalisation de notre objectif.
Il y aurait beaucoup à dire sur ces trois questions, celle de l’évaluation, aussi précise que possible, de nos marges de manœuvre et des moyens de les accroître, celle de la définition de notre projet, qui emprunte au registre des valeurs, pour ne pas parler d’idéologie – le souhaitable des uns ne correspondant pas nécessairement au souhaitable des autres – et celle des moyens à mettre en œuvre pour déployer la stratégie nous permettant d’atteindre notre objectif. Cette dialectique de la veille et de l’anticipation, d’une part, de la décision et de l’action, de l’autre, est fondamentale. Au demeurant, le périmètre sur lequel opère la vigie et s’applique l’exercice d’anticipation ne correspond pas au périmètre sur lequel chaque acteur a le pouvoir d’agir. En d’autres termes, l’articulation entre le « que peut-il advenir ? » et le « que souhaitons-nous et pouvons-nous faire ? » est également fondamentale.
Il est exclu, dans le cadre de cette brève contribution, d’entrer dans le détail d’une telle démarche. Mais nous voulons ici insister sur deux ou trois points qui nous apparaissent essentiels dans un exercice de prospective exploratoire appliqué à la scène géopolitique par exemple.
4. Le défi de la représentation
Lorsque nous affirmons qu’il y a une différence de nature entre le passé, comme domaine des faits accomplis, et l’avenir, comme territoire à construire, il va de soi qu’il s’agit d’une simplification excessive. En effet, le présent n’est qu’un instant furtif entre le passé et l’avenir. Les futurs possibles s’enracinent plus ou moins dans l’histoire de nos sociétés, dans des tendances plus ou moins lourdes dont il nous faut tenir compte et qui nous transmettent une représentation du monde peut-être déjà erronée et assurément biaisée. Le défi premier de toute démarche prospective est donc d’essayer de nous forger une représentation de l’état actuel du monde au travers de sa dynamique temporelle longue, en acceptant souvent de faire le deuil de représentations dépassées, de perceptions erronées et en faisant un effort d’intelligence collective empruntant à différentes disciplines et manières de voir. Cette tâche n’est pas la plus aisée…